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Tous droits réservés - Suzan Farkas © 2013

Mon parcours

Je suis née le 15 juillet 1938 à Budapest. Mon nom de jeune fille était Zsuzsanna Gonda.

Au départ, je voulais devenir médecin, mais dans les années cinquante, la priorité a été donnée aux élèves d'origine ouvrière ou paysanne dans l'enseignement universitaire hongrois. J’ai donc accepté de suivre des cours dans une école de commerce dont les sujets ne m’intéressaient en rien et ne correspondaient pas à ma sensibilité. C'est ainsi que je suis devenue photographe.

J'ai terminé mes études de photographie en 1955 à la Coopérative des photographes à Budapest. Les maîtres qui m'ont appris ce métier, avaient une grande renommée. Ils furent obligés de travailler comme simples ouvriers, souvent dans leurs anciens studios. Leurs noms n’y figuraient plus après la nationalisation. Ils sont devenus des numéros;   Fényszöv 1, 2, 3, etc. Le studio du grand portraitiste Angelo portait le numéro 15 dans les rues basses où je faisais mon apprentissage.

Pendant mes années de stage, et surtout au début, j’adorais être au laboratoire. J’étais enchantée par le miracle du développement, mais plus tard, je n'aimais plus y travailler, faire des séries de photos du même négatif dans des tons identiques, douze fois ou plus, selon la commande du client. Je me sentais punie d’être enfermée jour après jour dans le noir, sans air, respirant les produits chimiques. Je n'avais pas beaucoup de talent - ni de patience, pour retoucher les séries des mêmes copies.

Je m’intéressais particulièrement au contact avec les gens et aux éclairages qui transformaient les proportions du visage et du corps.

Maître Angelo a eu une très grande influence sur moi. Chaque fois que je l’entendais dire « J'ai besoin d'un assistant », je courais pour être à ses côtés, je regardais chacun de ses gestes, souvent sans rien y comprendre. Il ne m’a pas enseigné comment photographier. En revanche, il m'a parlé de ses sentiments sur les gens qu'il photographiait, et surtout, il m’a parlé d'art. Il m'a envoyée dans des musées étudier les tableaux, observer les formes des corps et les lumières. Il m’a dit: « N'essaye pas de me copier, fais ce que tu ressens ma petite. »

Début 1955, après mon diplôme, j'ai commencé comme retoucheuse, sans grand succès. Après beaucoup d’échecs dans ce domaine, j'ai été engagée dans l’unique studio en Hongrie spécialisé dans les photos d’enfants. J’aimais jouer pour faire sourire les enfants. Au bout d’un certain temps, ça ne m’apportait plus rien de faire le clown pour obtenir un sourire, de l’étonnement ou du chagrin sur leurs visages.

J’ai photographié pendant 6 mois dans cet atelier quand, enfin, mes rêves deviennent réalité: j’ai été nommée portraitiste dans le plus grand, le plus connu, le plus fameux studio hongrois, en plein centre de Budapest.

J’étais chargée uniquement de faire des prises de vue. J’ai adoré cela, mais photographier demandait beaucoup d’efforts physiques sous des réflecteurs de 3-4000 watt, dans une chaleur étouffante. 

Une grande chambre est difficile à manipuler parce qu’il est difficile de glisser la cassette dans l’appareil, régler la netteté tout en s’assurant que votre modèle ne bouge pas. Je devais avoir avec eux presque un contact hypnotique pour qu’ils ne bougent plus, qu’ils ne cillent pas des yeux et qu’ils gardent une expression  convenable. Si le client ne voulait avoir qu’une photo, il payait pour une seule prise et il fallait que cette seule prise de vue soit la bonne.

Le gotha de la politique, du spectacle, du sport, tous les VIP, venaient se faire tirer le portrait dans ce studio. Dans nos grandes vitrines, leurs portraits étaient exposés et attiraient les passants. Le printemps était très chargé : des élèves qui arrivaient en terminale venaient par classes entières pour se faire faire leur portrait individuel. Il nous arrivait de faire 120 à 150 portraits par jour, tous d’excellente qualité. Ces portraits étaient collés sur un grand carton, avec le nom de chaque élève et leurs professeurs.  La tradition perdure et aujourd’hui encore, chaque printemps, partout en Hongrie, des tableaux similaires sont exposés dans les vitrines des commerçants. 

En 1957, j’ai rencontré celui qui allait devenir mon mari et qui était journaliste reporter photographe. 

J’ai continué à travailler dans ce studio jusqu’en 1964, puis notre famille a déménagé à Genève, mon mari Tibor Farkas ayant obtenu un contrat avec l’OMS.

En 1966, nous sommes retournés à Budapest où j’ai pu reprendre mon travail  là ou je l’avais laissé quand, après un an, en 1967, un nouveau contrat de l’OMS nous a obligés à retourner à Genève.

J’ai trouvé un travail dans une école de photo française, installée à Genève, le directeur m’a engagée comme professeur de portrait. La plupart des élèves avaient quitté l’université après quelques années car ils ne savaient pas quelle orientation professionnelle choisir. Ils faisaient de la photo en attendant…

Les élèves étaient équipés de Hasselblad, de Leica, les appareils les plus sophistiqués et les plus chers. Ils voulaient tous devenir photographes de mode, ou de publicité. Sans rien connaître aux techniques de prises de vue en studio.

Comment faire ? J’étais perplexe. Est-ce que je vais leur montrer comment positionner le modèle, prendre sa tête entre mes mains et le forcer gentiment à s’incliner en diagonale, éclairer selon un schéma académique ?

J’étais sûre qu’ils ne reviendraient jamais à mes leçons. Pourtant, avant tout je voulais qu’ils s’intéressent  et comprennent la technique, je voulais qu’ils aiment mes cours. J’ai décidé de ne pas faire de démonstration, mais de parler plutôt de l’homme, de son corps, sa morphologie, ses mains, son attitude, et du délicat rapport entre le photographe et son modèle. Je me suis rendu compte que je parlais comme mon maître Angelo. J’ai réussi à les intéresser au portrait, et à la fin de l’année, j’ai organisé un cours en hors de l’école, chez moi, avec un modèle nu pour qu’ils puissent étudier la forme d'un corps et trouver un éclairage harmonieux.

Au début des années 70, la société Kodak, un peu partout dans le monde, organisait des workshops sur le portrait en couleur pour les photographes professionnels, En 1972, la filiale suisse m’a proposé de diriger ces ateliers dans tout le pays. Toutefois, avant d’accepter, je voulais expérimenter la photographie en couleur, car je n’avais jusqu’alors travaillé qu’en noir et blanc. J’ai été agréablement surprise. Par rapport au noir et blanc, je trouvais que le portrait en couleur donnait un résultat beaucoup plus naturel.

J’ai donné des stages 4 jours par semaine au siège de Kodak à Lausanne. Environ 500 photographes professionnels suisses y ont participé en 3 ans

   

Les pellicules couleurs de l’époque, tout comme les tirages, ont conservé pratiquement toute leur qualité depuis le début des années 70.

En 1974, j’ai tenu ma première conférence au Fotokina de Cologne (RFA), intitulée

« L’avenir du portrait couleur. »

Par la suite, j'ai été invitée à donner des conférences dans plusieurs pays européens dont le sujet était « L'approche psychologique du portrait photographique. »

En 1976, j’ai ouvert mon propre atelier en plein cœur de Genève, partageant mon temps entre les clients qui voulaient se faire photographier dans mon studio et les voyages pour répondre à des invitations et donner des conférences.

Il y a beaucoup de domaines en photographie. L’unique lien entre eux c’est qu’on utilise des appareils de prise de vue. Le reportage et le portrait demandent un minimum d’équipement, et la technique est relativement simple, tandis que, dans d’autres domaines, la technique est beaucoup plus compliquée et il faut dépenser une fortune pour équiper un studio. 

Parmi les participants à mes workshops, certains n’avaient pas la sensibilité indispensable, le tact, l’empathie pour le modèle, qualités sans lesquelles on n’arrive pas à établir un contact.

J’ai vexé les photographes qui voulaient ignorer l’importance de la psychologie, en leur rappelant que la technique du portrait, s’apprend en quelques heures, le reste dépend de la personnalité du photographe. 

Bien des années plus tard, j’ai lu un texte de Nadar dans lequel il traite de l’importance de l’approche psychologique dans l’art de photographier. J’étais très étonnée de lire ce texte, écrit dans les  années 1860. Instinctivement, j’avais compris l’importance de cette approche qui a été la clé de mon succès en tant que photographe portraitiste tout au long de ma carrière. 

Aller chez le photographe a été populaire dès 1880. Lorsqu’on regarde ces photos, on a l'impression que dans tous les ateliers de photo, dans le monde entier, on a photographié les gens de la même manière. C’est juste la signature sur le passe-partout qui indique dans quel pays, dans quelle ville la photo a été prise. Les vêtements, les poses, les accessoires, les ameublements

étaient presque identiques. Pendant des dizaines d’années, jusqu’en 1960 environ, l’habillement et les comportements étaient bien définis. Petit à petit tout a changé. L'équipement des studios a dû s'adapter à l’époque, à la diversité vestimentaire, plus individuelle, diversifiée.

Lorsque j'ai ouvert mon propre studio de photo à Genève, j'ai invité des personnes de différents milieux et je les ai photographiées pour avoir des photos à exposer dans la vitrine. Je supposais qu’ils allaient aussi montrer ces photos à leur entourage. Cette stratégie m'a permis de me composer une clientèle petit à petit. J'ai aménagé mon atelier pour avoir une pièce séparée, où je pouvais inviter les clients qui souhaitaient se  faire photographier. Là, sans être dérangés, nous pouvions discuter.

Je laissais autant de temps que nécessaire pour apprendre à faire connaissance. Je pouvais aussi parler de moi, expliquer comment je travaille, expliquer que chacun devient  photogénique quand il se trouve dans une ambiance agréable et détendue. Il me fallait comprendre l’usage que le client voulait faire des photos que j’allais prendre de lui. Je pouvais ensuite le conseiller pour qu’il s’habille en conséquence, puisque les vêtements parlent eux aussi. Le reste c’est mon affaire. S'il a l'habitude d'aller chez le coiffeur, qu'il y aille avant la séance photo, mais si ce n'est pas dans son habitude surtout qu’il ne le fasse pas. Pour les femmes qui ne se maquillent pas beaucoup, elles trouveront très étrange d'avoir un maquillage soutenu, excepté si c'est le but. Je n’ai jamais maquillé mes clients, j'ai juste mis un peu de poudre pour éviter que la peau brille. Je leur ai déconseillé de trop bronzer avant la séance, puisque, avec le bronzage, la peau perd de sa transparence et des couleurs bizarres peuvent apparaître. Même en noir et blanc le bronzage donne à la peau un effet «papier mâché»

Ma clientèle, en plus de gens locaux, se composait de personnalités des organisations internationales, de la politique suisse et internationale, de l’élite sportive, d’artistes ainsi que de membres de certaines familles royales. Des organisations internationales, (OMS, HCR, FAO, BIT) m’envoyaient faire des reportages sur leurs programmes, surtout en Amérique centrale.

Depuis l’apparition des appareils de photo jetables, puis des caméras numériques, pas chers et de bonne qualité, les gens vont toujours trouver une photo qui leur plaît, parmi des centaines. Pourquoi donc aller chez un professionnel ? De temps en temps les gens exigent encore de se faire photographier en studio, mais bientôt cela va aussi disparaître.

Nous sommes nombreux à nous souvenir de réunions familiales ou amicales, avec d’interminables et pénibles projections de diapos. Puis ont suivis les films d'amateur en 8 millimètres et les bandes vidéos… Aujourd’hui, on commence à haïr la masse de photos qui nous envahit dans nos email.

Je pense que si la photo en couleur avait été antérieure au noir et blanc, nous en arriverions à présent à l'abstraction de la photographie. J'aimerais encore dire combien c'était un travail excitant et créatif de faire de la photo en noir et blanc. On choisissait les matériaux dans les magasins spécialisés comme des gâteaux dans une pâtisserie. Les pellicules à différentes sensibilités, selon le résultat qu’on voulait obtenir. On choisissait parmi les différents papiers de photo et de révélateurs ceux qui rendraient la photo unique.

Mais, qui sait, un beau jour certains vont peut-être se décider à fabriquer de la pellicule et du papier photo selon les anciennes recettes, comme des alchimistes.

Je ne crois pas à la disparition définitive de la photo artisanale. Il en restera un petit quelque chose et il y aura toujours des gens pour la faire ressusciter.

Suzan Farkas Adair

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